Jean d'Ormesson
1925-2017
Merci Monsieur pour votre érudition,
Merci Monsieur pour votre haute vision de la
philosophie,
Merci Monsieur pour votre joie de vivre,
Merci Monsieur pour votre vie.
Je suis fier d'avoir été l'un de vos contemporains et
d'avoir pu vous écouter (pas assez à mon goût).
Vous êtes assurément l'un, pardon, LE plus grand
philosophe du XXème siècle.
Vous aviez le siège n° 12 à l'Académie Française, vous succédiez à Jules Romain en 1973, ce siège désormais vacant sera à jamais le votre.
Merci Monsieur
Discours
de Jean d'Ormesson lors de l'accueil de Simone Veil à l'Académie Française :
"C'est une joie, Madame, et un honneur de vous
accueillir dans cette vieille maison où vous allez occuper le treizième
fauteuil qui fut celui de Racine.
De Racine, Madame ! De Racine !
Ce qui flotte ce soir autour de nous, ce sont les
plaintes de Bérénice :
Je n'écoute plus rien ; et, pour jamais, adieu
Pour jamais ! Ah ! Seigneur, songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?
Que le jour recommence et que le jour finisse
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice
ou l'immortel dialogue entre Phèdre et sa nourrice
OEnone :
OEnone
Quel fruit recevront-ils de leurs vaines amours ?
Ils ne se verront plus.
Phèdre
Ils s'aimeront toujours.
Avec La Fontaine, qui fut son contemporain, avec
Ronsard, avec Hugo, avec Nerval, avec Baudelaire et Verlaine, avec Péguy, avec
Apollinaire et Aragon, Racine est l'un de nos plus grands poètes. Et peut-être
le plus grand de tous dès qu'il s'agit de la passion - et surtout de la passion
malheureuse. Je suis chargé ici de vous expliquer en trois-quarts d'heure,
Madame, pourquoi nous sommes heureux et fiers de vous voir lui succéder.
Je ne voudrais pas que le vertige vous prît ni que la
tâche vous parût trop lourde. Vous succédez à Racine, c'est une affaire
entendue. Vous succédez aussi à Méziriac, à Valincour, à La Faye, à l'abbé de
Voisenon, à Dureau de La Malle, à Picard, à Arnault, tous titulaires passagers
de votre treizième fauteuil et qui n'ont pas laissé un nom éclatant dans l'histoire
de la pensée et des lettres françaises. Ils constituent ce que Jules Renard,
dans son irrésistible Journal, appelle « le commun des immortels ».
Depuis le cardinal de Richelieu, notre fondateur,
l'Académie est faite de ces contrastes. Ce sont eux qui permettent à un autre
de nos confrères, Paul Valéry, de nous décocher une de ses flèches les plus
acérées : « L'Académie est composée des plus habiles des hommes sans talent et
des plus naïfs des hommes de talent. »
Rassurez-vous, Madame. Ou, pour parler comme Racine :
Cessez de vous troubler, vous n'êtes point trahie.
Ce n'est ni pour votre naïveté ni pour votre habileté
que nous vous avons élue. C'est pour bien d'autres raisons. Ne croyez pas trop
vite que vous êtes tombée dans un piège.
Il est vrai que vous aviez le droit de le craindre.
L'exercice rhétorique et traditionnel auquel nous nous livrons aujourd'hui vous
et moi peut être redoutable. Quand Molé reçoit Alfred de Vigny, qu'il ne porte
pas dans son coeur, il le traite avec tant de rudesse que l'auteur de La Mort
du loup en demeura longtemps meurtri. Plus près de nous, Albert de Mun,
catholique rigoureux, reçoit Henri de Régnier dont les romans, à l'époque - les
temps ont bien changé -, passaient pour sulfureux. Dans sa réponse au remerciement
d'Henri de Régnier, Albert de Mun lui lance, ici même : « Je vous ai lu,
Monsieur, je vous ai même lu jusqu'au bout. Car je suis capitaine de
cuirassiers. » Henri de Régnier encaissa le coup comme Vigny, mais des témoins
assurent qu'à la sortie, là-haut, derrière nous, il aurait lâché entre ses
dents : « Je le rattraperai au Père Lachaise. »
Vous n'avez pas à redouter aujourd'hui, Madame, des
avanies à la Molé ou à l'Albert de Mun. De toutes les figures de notre époque,
vous êtes l'une de celles que préfèrent les Français. Les seuls sentiments que
vous pouvez inspirer et à eux et à nous sont l'admiration et l'affection. Je
voudrais essayer de montrer pourquoi et comment vous incarnez avec plus d'éclat
que personne les temps où nous avons vécu, où le Mal s'est déchaîné comme
peut-être jamais tout au long de l'histoire et où quelques-uns, comme vous, ont
lutté contre lui avec détermination et courage et illustré les principes, qui
ne nous sont pas tout à fait étrangers, de liberté, d'égalité et de fraternité.
L'histoire commence comme un conte de fées. Il était
une fois, sous le soleil du Midi, à Nice, une famille sereine et unie à qui
l'avenir promettait le bonheur et la paix. Le père est architecte, avec des
ancêtres en Lorraine. La mère a quelque chose de Greta Garbo. Vous avez deux
soeurs, Milou et Denise, et un frère, Jean. Vous êtes la petite dernière de
cette famille Jacob qui est juive et très française, patriote et laïque.
L'affaire Dreyfus avait à peine ébranlé son insouciance. On racontait chez vous
que lorsque l'innocence du capitaine Dreyfus avait été reconnue, votre
grand-père avait débouché une bouteille de champagne et déclaré tranquillement
: « Les descendants de 89 ne pouvaient pas se tromper. »
Alors que votre mère était plutôt de gauche, votre
père était plutôt à droite. Il lisait un quotidien de droite, L'Éclaireur, et
elle, L'OEuvre, Marianne ou Le Petit Niçois, de tendance socialiste.
Le plus frappant dans cette famille si républicaine et
si française, c'est son caractère foncièrement laïc. Une de vos cousines
italiennes, de passage chez vous, avait pris l'initiative de vous entraîner
dans une synagogue. Votre père l'avait appris. Il prévint votre cousine qu'en
cas de récidive, elle ne serait plus reçue dans votre maison. L'épisode m'a
rappelé une formule de mon ami le plus intime. Il se promenait un dimanche dans
Paris avec son fils qui est devenu de nos jours un de nos acteurs et de nos
créateurs les plus célèbres. Passant devant une église, le petit Édouard
manifesta le désir d'y entrer. « Allons ! viens ! lui dit son père qui pensait
à autre chose et qui était pressé, c'est fermé le dimanche. » Il y a des
catholiques sincères qui sont franchement laïques. Vous étiez juifs et
laïques.
Vous mangiez une choucroute le jour de Kippour.
Votre père avait quitté Paris pour Nice parce qu'il
pensait que la Côte d'Azur allait connaître un développement spectaculaire. Dès
le début des années trente, la crise, venue d'Amérique, frappait votre famille
comme elle frappait tous les Français et même l'Europe entière. Vous étiez
obligés de vous restreindre, mais la vie continuait, toujours aussi gaie et
charmante, entre Nice et La Ciotat où votre père avait construit une maison de
vacances. Votre mère jouait au tennis avec un jeune homme brillant qui revenait
d'un séjour à Berlin : c'était Raymond Aron.
Le 3 septembre 1939, la guerre éclatait. Le 10 mai 40,
l'offensive allemande se déclenchait. Le 13 mai, Winston Churchill prononçait à
la Chambre des Communes un des discours les plus célèbres de l'histoire. « Je
n'ai rien d'autre à offrir que du sang, de la sueur et des larmes. » Le paradis
terrestre où vous aviez vécu s'engloutissait dans le passé.
Le 3 octobre 40, le premier statut des Juifs était
édicté par Vichy. Votre père, très « ancien combattant », avait peine à
admettre que le maréchal Pétain pût être responsable de ces honteuses
dispositions. Il se vit pourtant retirer le droit d'exercer son métier.
L'existence devenait difficile. Deux ans plus tard, les Alliés débarquaient en
Afrique du Nord et l'armée allemande envahissait la zone libre. Nice et le
Sud-Est de la France furent occupés par les Italiens qui adoptaient une
attitude de tolérance à l'égard des Juifs français. Au point que le Midi
constitua pour un bref laps de temps un refuge pour les Juifs. Nice vit ainsi
sa population s'accroître, en quelques mois, de près de 30 000 habitants. Mais,
une autre année plus tard, les Italiens évacuaient la région. En septembre
1943, avant même les troupes allemandes qui prenaient le relais des troupes
italiennes, la Gestapo débarquait à Nice avec Aloïs Brunner, déjà célèbre à
Vienne, qui dirigera plus tard le camp de Drancy. Le crime se mettait en place.
Le 29 mars 1944, vous passez à Nice les épreuves
du baccalauréat, avancées de trois mois par crainte d'un débarquement allié
dans le Sud de la France. Le lendemain, 30 mars, en deux endroits différents,
par un effroyable concours de circonstances, votre mère, votre soeur Milou,
votre frère Jean et vous-même êtes arrêtés par les Allemands.
Huit jours plus tard, vous arrivez à Drancy où les
conditions matérielles et morales sont déjà très dures. Vous ne savez plus rien
de votre père ni de votre soeur Denise. Vous êtes très vite séparées de votre
frère. Une semaine encore - le calendrier se déroule impitoyablement - et le 13
avril, à cinq heures du matin, en gare de Bobigny, vous montez avec votre mère
et votre soeur dans un convoi de wagons à bestiaux en direction de l'Est. Le
voyage dure trois jours - du 13 avril à l'aube au 15 avril au soir. Le 15 avril
1944, en pleine nuit, sous les cris des SS, les aboiements des chiens, les
projecteurs aveuglants, vous débarquez sur la rampe d'accès du camp
d'Auschwitz-Birkenau. Vous entrez en enfer. Vous avez seize ans, de longs
cheveux noirs, des yeux verts et vous êtes belle.
Des déportés vous attendent sur la rampe de
débarquement. Ils vous crient en français : « Laissez vos bagages dans les
wagons, mettez-vous en file, avancez. » Tout à coup, une voix inconnue vous
murmure à l'oreille :
- Quel âge as-tu ?
Vous répondez :
- Seize ans.
Un silence. Puis, tout bas et très vite :
- Dis que tu en as dix-huit.
La voix inconnue vous a sauvé la vie. Des enfants et
des femmes âgées ou malades sont empilés dans des camions que vous n'avez
jamais revus. Votre mère, Milou et vous, vous vous retrouvez toutes les trois
dans la bonne file - la « bonne » file ! -, entourées de kapos qui vous
prennent vos sacs, vos montres, vos bijoux, vos alliances. Une amie de Nice,
arrêtée avec vous, conservait sur elle un petit flacon de Lanvin. Sous les
cheminées des crématoires d'où sort une fumée pestilentielle qui obscurcit le
ciel, vous vous aspergez, à trois ou quatre, de ce dernier lambeau de
civilisation avant la barbarie.
La nuit même de votre arrivée au camp, les kapos vous
font mettre en rang et un numéro indélébile vous est tatoué sur le bras. Il
remplace l'identité que vous avez perdue, chaque femme étant enregistrée sous
son seul numéro avec, pour tout le monde, le prénom de Sarah. Vous êtes le n°
78651. Vous appartenez désormais, avec des millions d'autres, au monde anonyme
des déportés. Et, à l'âge où les filles commencent à se détourner de leurs jeux
d'enfant pour rêver de robes et de romances au clair de lune, vous êtes l'image
même de l'innocence : votre crime est d'être née dans la famille honorable et
très digne qui était la vôtre.
Dans l'abîme où vous êtes tombée, dans ce cauchemar
devenu réalité, il faut s'obstiner à survivre. Survivre, à Auschwitz, comme à
Mauthausen, à Treblinka, à Bergen-Belsen, est une tâche presque impossible. Le
monstrueux prend des formes quotidiennes. À l'intérieur de l'industrie du
massacre, des barèmes s'établissent : pour obtenir une cuiller, il faut
l'organiser, selon le terme consacré, c'est-à-dire l'échanger contre un morceau
de pain. Dans ce monde de la terreur et de l'humiliation, fait pour détruire
tout sentiment humain et dont le spectre ne cesse de hanter notre temps, la
charité vit encore. Vous portez des haillons. Une Polonaise, rescapée du ghetto
de Varsovie, vous donne deux robes. Quel bonheur ! Vous en donnez une à une
amie qui était architecte et qui parlait français ? et aussi misérable que
vous.
Car vous vous faites des amies : Ginette, qui a votre
âge, Marceline Loridan, plus jeune de dix-huit mois, qui a quatorze ou quinze
ans. Vous devez vous défendre de tout : de la faim, de la brutalité, de la
violence, des coups - mais aussi de la compassion trompeuse et trop
entreprenante.
Une des chefs du camp, une Lagerälteste, était une
ancienne prostituée du nom de Stenia, particulièrement dure avec les déportés.
Mystère des êtres. Sans rien exiger en échange, Stenia vous sauve deux fois de
la mort, votre mère, Milou et vous : une première fois à Birkenau en vous
envoyant dans un petit commando, une seconde fois à Bergen-Belsen en vous
affectant à la cuisine. À la libération des camps, elle sera pendue par les
Anglais.
Nous sommes en janvier 45. L'avance des troupes
soviétiques fait que votre groupe est envoyé à Dora, commando de Buchenwald. Le
voyage est effroyable : le froid et le manque de nourriture tuent beaucoup
d'entre vous. Vous ne restez que deux jours à Dora. On vous expédie à
Bergen-Belsen. Votre mère, épuisée, y meurt du typhus le 13 mars. Un mois plus
tard, les troupes anglaises entrent à Bergen-Belsen et vous libèrent. Mais
cette libération est loin d'être la fin de vos malheurs sans nom.
Les Anglais sont épouvantés du spectacle qu'ils
découvrent dans les camps : des monceaux de cadavres empilés les uns sur les
autres et que des squelettes vivants précipitent dans des fosses. Vous êtes
accablée par la mort de votre mère et par la santé de votre soeur, qui n'a plus
que la peau sur les os, qui est rongée de furoncles et qui, à son tour, a
attrapé le typhus. Le retour à Paris, en camion d'abord, puis en train, demande
longtemps, très longtemps, et il est amer. Plus d'un mois après la libération
de Bergen-Belsen, vous arrivez enfin à l'hôtel Lutetia. Vous apprenez alors
seulement le sort de votre soeur Denise, dont vous n'aviez aucune nouvelle
depuis Drancy. Déportée à Ravensbrück, puis à Mauthausen, elle vient de rentrer
en France. Le sort de votre père et de votre frère, vous ne le saurez que bien
plus tard : déportés dans les pays Baltes, ils ont disparu à jamais entre
Kaunas et Tallin.
Votre famille est détruite. Vous entendez des gens
s'étonner : « Tiens ! elles sont revenues ? C'est bien la preuve que ce n'était
pas si terrible
» Le désespoir vous prend.
En m'adressant à vous, Madame, en cette circonstance
un peu solennelle, je pense avec émotion à tous ceux et à toutes celles qui ont
connu l'horreur des camps de concentration et d'extermination. Leur souvenir à
tous entre ici avec vous. Beaucoup ont péri comme votre père et votre mère.
Ceux qui ont survécu ont éprouvé des souffrances que je me sens à peine le
droit d'évoquer. La déportation n'est pas seulement une épreuve physique ;
c'est la plus cruelle des épreuves morales. Revivre après être passé par le
royaume de l'abjection est presque au-dessus des forces humaines. Vous qui
aimiez tant une vie qui aurait dû tout vous donner, vous n'osez plus être
heureuse. Pendant plusieurs semaines, vous êtes incapable de coucher dans un
lit. Vous dormez par terre. Les relations avec les autres vous sont difficiles.
Être touchée et même regardée vous est insupportable. Dès qu'il y a plus de
deux ou trois personnes, vous vous cachez derrière les rideaux, dans les
embrasures des fenêtres. Au cours d'un dîner, un homme plutôt distingué vous
demande si c'est votre numéro de vestiaire que vous avez tatoué sur votre bras.
À plusieurs reprises, dans des bouches modestes ou
dans des bouches augustes, j'ai entendu parler de votre caractère. C'était
toujours dit avec respect, avec affection, mais avec une certaine conviction :
il paraît, Madame, que vous avez un caractère difficile. Difficile ! Je pense
bien. On ne sort pas de la Shoah avec le sourire aux lèvres. Avec votre teint
de lys, vos longs cheveux, vos yeux verts qui viraient déjà parfois au noir,
vous étiez une jeune fille, non seulement très belle, mais très douce et
peut-être plutôt rêveuse. Une armée de bourreaux, les crimes du
national-socialisme et deux mille cinq cents survivants sur
soixante-seize-mille Juifs français déportés vous ont contrainte à vous durcir
pour essayer de sauver votre mère et votre soeur, pour ne pas périr vous-même.
Permettez-moi de vous le dire avec simplicité : pour quelqu'un qui a traversé
vivante le feu de l'enfer et qui a été bien obligée de perdre beaucoup de ses
illusions, vous me paraissez très peu cynique, très tendre et même enjouée et
très gaie.
Ce qui vous a sauvé du désespoir, c'est le courage,
l'intelligence, la force de caractère et d'âme. Et c'est l'amour : il succède à
la haine.
Les Veil avaient le même profil que les Jacob. Par
bien des côtés, ils évoquaient la famille que vous aviez perdue : des Juifs non
religieux, profondément cultivés, ardemment attachés à la France, redevables
envers elle de leur intégration. Ils aimaient les arts comme vos parents - et
surtout la musique. À l'automne 46, vous épousez Antoine Veil. Il vous donnera
trois fils : Jean, Nicolas, le médecin - malheureusement disparu il y a
quelques années -, Pierre-François. Vous êtes maintenant mariés depuis près de
soixante-cinq ans, vous avez une douzaine de petits-enfants et plusieurs
arrière-petits-enfants, et Antoine est toujours attentif auprès de vous.
Puisque nous parlons très librement et pour ainsi dire entre nous, laissez-moi
vous assurer, Madame, au cas où vous en auriez besoin, que quelqu'un qui, comme
Antoine, aime autant la musique et Chateaubriand ne peut pas être tout à fait
mauvais.
L'histoire des hommes est tragique et risible : en
rentrant des épreuves atroces de la déportation, vous apprenez que vous avez
été reçue aux épreuves dérisoires de ce bac passé à seize ans, la veille même
de votre arrestation, le 29 mars 1944. Vous avez toujours eu envie de devenir
avocate. Après être passée par Sciences-Po, vous annoncez à votre mari, qui va
être reçu, de son côté, à l'École nationale d'administration avant de se retrouver
inspecteur des Finances, votre intention de vous inscrire au barreau. À votre
stupeur, Antoine, qui a des idées bien arrêtées et qui ne nourrit pas une haute
estime à l'endroit des avocats, vous répond : « Il n'en est pas question ! »
C'est ainsi qu'abandonnant votre vocation d'avocat, vous décidez de passer le
concours de la magistrature. Ajoutons aussitôt que votre fils aîné Jean et
votre cadet, Pierre-François, sont devenus tous les deux des avocats célèbres.
Ils participent l'un et l'autre à la plupart des grandes affaires judiciaires
et des grandes causes de notre époque.
Votre parcours dans la magistrature n'est pas de tout
repos. Vous êtes une femme, vous êtes juive, vous êtes mariée, vous avez trois
enfants. Quelle idée ! Beaucoup tentent par tous les moyens de vous dissuader.
« Imaginez, vous dit-on, qu'un jour vous soyez contrainte de conduire un
condamné à mort à l'échafaud ! » J'aime votre réponse : « J'assumerais. »
Nommée à la direction de l'administration
pénitentiaire, vous avez parfois le sentiment de plonger dans le Moyen Âge :
les conditions de détention vous paraissent inacceptables. Vous découvrez la
grande misère des prisons de France. Au lieu de permettre une réinsertion des
délinquants condamnés, elle les enfonce plutôt dans leur malédiction. Vous
comprenez assez vite que le problème des prisons se heurte à deux obstacles :
les contraintes budgétaires et, plus sérieux encore, l'état de l'opinion. Les
contribuables français ne sont pas prêts à payer des impôts pour améliorer le
niveau de vie dans les prisons.
De la situation des Algériens emprisonnés à la lutte
contre la délinquance sexuelle et la pédophilie, le plus souvent qualifiée à
l'époque d'attouchement et trop rarement poursuivie, les dossiers difficiles ne
vous manquent pas. De 1957 à 1964, ce sont sept années harassantes - et qui
vous passionnent.
Dans cette période où j'admirais éperdument le général
de Gaulle, vous n'êtes pas gaulliste. Vous vous situez plus à gauche. Votre
grand homme est Mendès France et vous votez souvent socialiste. Vous vous
prononcez surtout avec ardeur en faveur de la construction européenne, et le
rejet par les gaullistes, par les communistes, par Mendès France lui-même du
projet de Communauté européenne de Défense, la fameuse C.E.D., vous attriste,
Antoine et vous. Vous observez avec intérêt le bouillonnement d'idées symbolisé
par la création de l'Express, vous vous sentez proche de Raymond Aron, vous
nourrissez l'espérance de voir émerger une troisième force entre gaullisme et
communisme. Après mai 68 - auquel votre deuxième fils participe assez
activement - et le départ du Général en 1969, Georges Pompidou vous nomme au
poste prestigieux, mais franchement plus calme après les tumultes de
l'administration pénitentiaire, de secrétaire du Conseil supérieur de la
magistrature.
Le 2 avril 1974, la mort de Georges Pompidou est un
choc pour vous comme pour tous les Français. Des trois concurrents en lice pour
lui succéder - Jacques Chaban-Delmas, Valéry Giscard d'Estaing, François
Mitterrand -, le père de la « nouvelle société » vous apparaît comme le plus
authentique réformateur. Vous vous apprêtez à voter pour lui lorsque soudain sa
campagne s'enlise. Une émission de télévision où Chaban apparaît flanqué d'un
Malraux éprouvé et à peine compréhensible donne le coup de grâce à ses
ambitions. Au second tour, vous êtes tentée de vous abstenir. Contrairement à
ce qui a été souvent colporté, après avoir hésité, vous votez pour Giscard.
Le temps, pour vous, passe à toute allure. Pour moi
aussi. Il faut aller vite. Après avoir été du côté de la liberté des hommes et
de l'égalité des femmes, vous consacrez votre énergie, votre courage, votre
volonté inébranlables à une cause nouvelle : la fraternité entre les peuples. Y
compris la réconciliation, après l'horreur, avec l'Allemagne d'hier et de
demain, celle de Bach, de Kant, de Goethe, de Hölderlin, de Schumann, d'Henri
Heine, de Husserl, de Thomas Mann et celle de l'Union européenne.
C'est ici qu'apparaît un nouveau personnage, convivial
et chaleureux : Jacques Chirac. Il venait de se rallier à Giscard et de lui
apporter le soutien des fameux Quarante-trois venus du mouvement gaulliste.
Vous étiez liée avec sa principale conseillère, magistrat comme vous,
Marie-France Garaud. Un magazine féminin publie un article sur un éventuel et
imaginaire gouvernement de femmes. Sur ce podium virtuel, à la surprise, il
faut le dire, de beaucoup, et d'abord de vous-même, vous étiez propulsée au
poste de Premier ministre.
Un soir, à un dîner chez des amis, où se fait sentir
une certaine ironie à l'égard de l'improbable journalisme féminin et de ses
vaticinations, le téléphone sonne. La maîtresse de maison vous fait un signe :
c'est pour vous. Au bout du fil, Jacques Chirac qui vient d'être désigné comme
Premier ministre par Giscard. Il vous offre d'entrer dans son gouvernement que
le président Giscard d'Estaing, en novateur, souhaite aussi large que possible.
Vous n'hésitez pas longtemps. Vous devenez ministre de la Santé. Vous êtes la
seule femme ministre : Françoise Giroud, avec qui vous entretiendrez des
relations qui ne seront pas toujours chaleureuses, est secrétaire d'État à la
Condition féminine.
Il y a un homme, dont les idées politiques ne se
confondent pas toujours avec les vôtres, avec qui vous allez vous entendre
aussitôt : c'est le confident fidèle de Giscard, c'est le ministre de
l'Intérieur, c'est le véritable Premier ministre bis de votre gouvernement :
Michel Poniatowski. Il a été ministre de la Santé dans le dernier gouvernement
Pompidou - qui était dirigé par Pierre Messmer dont vous venez de retracer
l'héroïsme, la grandeur, les tourments et l'attachement à cette Légion
étrangère qui, le matin de ses obsèques, défilera en silence, dans la cour des
Invalides : il avait demandé - quelle leçon ! - qu'aucun discours ne fût
prononcé.
C'est Michel Poniatowski qui vous parle le premier
d'un problème urgent et grave : l'avortement clandestin. On pouvait imaginer
que cette question relevât du ministère de la Justice. Mais le nouveau garde
des Sceaux, Jean Lecanuet, pour désireux qu'il fût de traiter cette affaire,
n'était pas convaincu de l'urgence du débat. C'est vous que le président de la
République et le Premier ministre vont charger de ce dossier écrasant.
Depuis plusieurs années, la situation de l'avortement
clandestin en France devenait intenable. L'avortement est toujours un drame.
Avec la vieille loi de 1920 qui était encore en vigueur, il devenait une
tragédie. Un film de Claude Chabrol s'était inspiré de l'exécution « pour
l'exemple », sous le régime de Vichy, de Marie-Louise Giraud, blanchisseuse à
Cherbourg. En 1972, une mineure violée avait été poursuivie pour avortement
devant le tribunal de Bobigny. À la suite d'une audience célèbre, Gisèle Halimi
avait obtenu son acquittement. En même temps, pendant que se déroulaient des
histoires plus sordides et plus sinistres les unes que les autres, des trains
et des cars entiers partaient régulièrement pour l'Angleterre ou pour les
Pays-Bas afin de permettre à des femmes des classes aisées de se faire avorter.
À beaucoup d'hommes et de femmes, de médecins, de
responsables politiques, effarés de voir les dégâts entraînés par les
avortements sauvages dans les couches populaires, et à vous, cette situation
paraissait intolérable. Mais les esprits étaient partagés, souvent avec
violence. Chez les hommes, évidemment, plus que chez les femmes. Vous finissez
par vous demander si les hommes ne sont pas, en fin de compte, plus hostiles à
la contraception qu'à l'avortement. La contraception consacre la liberté des femmes
et la maîtrise qu'elles ont de leur corps. Elle dépossède les hommes.
L'avortement, en revanche, qui meurtrit les femmes, ne les soustrait pas à
l'autorité des hommes. Une des clés de votre action, c'est que vous êtes du
côté des femmes. Avec calme, mais avec résolution, vous vous affirmez
féministe.
Les difficultés, souvent cruelles, auxquelles vous
vous heurtez en 1974 ne se sont pas dissipées trente-cinq ans plus tard. Il y a
à peine un an, une affaire dramatique secouait Recife, l'État de Pernambouc, le
Brésil et le monde entier. Une fillette de neuf ans, qui mesurait un mètre
trente-six et pesait trente-trois kilos, avait été violée par son beau-père
depuis l'âge de six ans et attendait des jumeaux. L'avortement, au Brésil,
comme dans la plupart des pays d'Amérique latine, est considéré comme un crime.
La loi n'autorise que deux exceptions : viol ou danger pour la vie de la mère.
Les deux cas s'appliquant, l'avortement avait été pratiqué. Aussitôt
l'archevêque de Recife et Olinda, Dom José Cardoso Sobrinho, qui avait succédé
à ce poste à Dom Helder Camara, porte-parole de la théologie de la libération,
avait frappé d'excommunication les médecins responsables de l'avortement ainsi
que la mère de la fillette. Le scandale est venu surtout de la décision de
l'archevêque de ne pas étendre l'excommunication au beau-père de l'enfant sous
prétexte que le viol est un crime moins grave que l'avortement.
Ce sont des réactions de cet ordre que vous affrontez
en 1974. Elles ne viennent pas principalement des autorités religieuses. Les
catholiques, les protestants, les juifs étaient très divisés. Les catholiques
intégristes vous étaient - et vous restent - farouchement opposés. Certains
luthériens étaient hostiles à votre projet alors que la majorité de l'Église
réformée y était favorable. Parmi les juifs religieux, quelques-uns vous ont
gardé rancune : il y a cinq ans, des rabbins intégristes de New York ont écrit
au président de la République polonaise pour contester le choix de l'auteur de
la loi française sur l'interruption volontaire de grossesse comme représentant
des déportés au 60e anniversaire de la libération d'Auschwitz.
Une minorité de l'opinion s'est déchaînée - et se
déchaîne encore - contre vous. L'extrême droite antisémite restait violente et
active. Mais d'autres accusations vous touchaient peut-être plus cruellement. «
Comment vous, vous disait-on, avec votre passé, avec ce que vous avez connu,
pouvez-vous assumer ce rôle ? » Le mot de génocide était parfois prononcé.
L'agitation des esprits était à son comble. À
l'époque, la télévision ne retransmettait pas les débats parlementaires. Au
moment où s'ouvre, sous la présidence d'Edgar Faure, la discussion du projet à
l'Assemblée nationale, une grève éclate à l'O.R.T.F. En dépit à la fois de la
coutume et de la grève, des techniciens grévistes s'installent dans les
tribunes et diffusent le débat en direct. Ce sont pour vous de grands moments
d'émotion et d'épuisement. Beaucoup d'entre nous, aujourd'hui et ici, se
souviennent encore de ce spectacle où la grandeur se mêlait à la sauvagerie. Je
vous revois, Madame, faisant front contre l'adversité avec ce courage et cette
résolution qui sont votre marque propre. Les attaques sont violentes. À
certains moments, le découragement s'empare de vous. Mais vous vous reprenez
toujours. Vous êtes une espèce d'Antigone qui aurait triomphé de Créon. Votre
projet finit par être adopté à l'Assemblée nationale par une majorité plus
large que prévu : deux cent quatre-vingt-quatre voix contre cent
quatre-vingt-neuf. La totalité des voix de gauche et - c'était une chance pour
le gouvernement - une courte majorité des voix de droite.
Restait l'obstacle tant redouté du Sénat, réputé plus
conservateur, surtout sur ce genre de questions. Le gouvernement craignait
l'obligation d'une seconde lecture à l'Assemblée nationale pour enregistrement
définitif. La surprise fut l'adoption du texte par le Sénat avec une relative
facilité. C'était une victoire historique. Elle inscrit à jamais votre nom au
tableau d'honneur de la lutte, si ardente dans le monde contemporain, pour la
dignité de la femme.
Aux élections européennes de juin 1979, la liste que
vous entraînez, sur proposition du président Giscard d'Estaing, en compagnie de
Jean François Deniau, dont vous me permettrez de prononcer le nom avec
affection, remporte une victoire éclatante : elle arrive première, assez loin
devant celle du parti socialiste, plus de dix points au-dessus de la liste
gaulliste. Vous voilà député à Strasbourg. Et, dès la première séance, à la
mi-juillet, avec trois voix de plus que la majorité absolue, vous êtes élue,
pour trente mois, à la présidence du Parlement européen.
Citoyenne de l'Europe au niveau le plus élevé, vous
nouez des liens avec Helmut Schmidt, avec Margaret Thatcher, avec le roi
d'Espagne, avec Ronald Reagan, avec le couple Clinton, avec le roi de Jordanie,
avec Abdou Diouf, avec tant d'autres - avec deux hommes d'exception surtout,
pour qui vous éprouvez une admiration particulière : Nelson Mandela et Anouar
al-Sadate. Après son voyage historique à Jérusalem, vous invitez le dirigeant
égyptien à prendre la parole devant le Parlement européen. C'était l'époque où
l'hypothèse d'un État palestinien était pratiquement acquise. Elle n'a cessé,
hélas, de s'estomper depuis lors.
Vous avez toujours été libre, véhémente et sereine.
Vous le restez, tout au long de vos hautes fonctions, et au-delà. Sur plusieurs
points, vous marquez votre indépendance : vous éprouvez des réserves à l'égard
de l'idéologie des droits de l'homme, vous vous interrogez sur l'absence de
prescription des crimes contre l'humanité. L'arrivée au pouvoir de François
Mitterrand provoque chez vous des sentiments contrastés : admiration pour le
discours présidentiel prononcé en 1984 devant le Bundestag, avec la fameuse
formule sur les pacifistes à l'Ouest et les missiles à l'Est ; méfiance à
l'égard du projet Mitterrand d'Europe confédérale qui, en 1991, à l'effroi des
pays de l'Est, privilégiait outrageusement la Russie aux détriments des
États-Unis. Vous ne tardez surtout pas beaucoup à mettre le doigt sur des
problèmes qui, aujourd'hui encore, trente ans plus tard, pèsent sur les
institutions européennes : les clivages politiques nationaux qui parasitent les
débats communautaires ; l'éparpillement des instances européennes entre
Bruxelles, Strasbourg et Luxembourg ; la contradiction permanente surtout entre
l'aspiration à la communauté et la fidélité aux racines ancestrales - au point
que votre conception de l'Europe a fini par évoluer. Vous croyez moins
désormais à un édifice européen monolithique qu'à un agrégat de nations.
Le 30 mars 1993, après avoir quitté la scène
européenne, vous êtes sur le point de vous envoler pour la Namibie où vous
appelle la lutte contre le sida quand un coup de téléphone vous surprend une
fois de plus : Édouard Balladur, le tout nouveau Premier ministre de la
deuxième cohabitation vous propose de revenir au ministère de la Santé, élargi
ce coup-ci aux Affaires Sociales et à la Ville, avec rang de ministre
d'État.
Avec la cohabitation, le paysage a changé. Les
problèmes que vous allez rencontrer dans ces fonctions nouvelles ou renouvelées
sont d'une actualité brûlante : déficit de la Sécurité sociale, quartiers
réputés « difficiles », montée de communautés - notamment de la communauté
musulmane - trop souvent repliées sur elles-mêmes. Vous faites face jusqu'à
l'élection à la présidence de la République de Jacques Chirac, suivie, deux ans
plus tard, du retour de la gauche au pouvoir avec la troisième cohabitation.
Vous décidez alors de vous inscrire à l'U.D.F. Mais vos relations se révèlent
vite difficiles - et c'est plutôt une litote - avec son secrétaire général,
François Bayrou. Vous avez une passion pour la politique, mais dès qu'elle
devient politicienne, elle cesse de vous intéresser. Vous n'hésitez pas
longtemps : vous renoncez à la politique.
La vie, qui a été si dure avec vous, ne cesse,
cependant, comme pour s'excuser, de vous offrir des chances qui sont autant
d'hommages à votre personne, à votre intégrité et à votre talent. Créé par la
Constitution de 1958 pour veiller à son respect, composé de membres de droit
qui sont les anciens présidents de la République et de neuf membres nommés -
trois par le président de la République, trois autres par le président du
Sénat, trois autres encore par le président de l'Assemblée nationale -, le
Conseil constitutionnel veille à la légitimité des lois et à la régularité des
élections. Vous venez à peine de quitter l'U.D.F. que René Monory, président du
Sénat, vous nomme, pour neuf ans, au Conseil constitutionnel.
Vous accomplirez au sein de la haute magistrature des
tâches essentielles que le temps m'empêche d'énumérer dans le détail. Disons
rapidement que vous y confirmez la loi sur la bio-éthique et que vous y
tranchez le débat récurrent de la primauté du droit communautaire sur la
législation nationale. À aucun moment, dans ces fonctions éminentes que vous
exercez avec une loyauté parfaite, vous n'abandonnez vos convictions. Le rejet
par les Français, en 2005, du projet de Constitution européenne vous consterne
; vous n'êtes guère favorable au quinquennat ; l'élection du président de la
République au suffrage universel direct ne répond même pas à vos voeux profonds
- ce qui ne vous empêche pas, il y a près de trois ans et en dépit de vos
réserves sur la dérive présidentialiste de nos institutions, de vous déclarer
pour Nicolas Sarkozy ; vous êtes ardemment en faveur de la parité et de la
discrimination positive. Dans une longue interview accordée à Pierre Nora pour
sa revue Le Débat, vous n'hésitez pas à déplorer l'absence en France d'un
véritable dialogue démocratique. Lorsqu'il y a deux ans à peine vous quittez le
Conseil constitutionnel, vous avez le sentiment d'avoir été fidèle à la fois à
vous-même et aux devoirs de votre charge.
Au terme de ces instants trop brefs et déjà trop longs
que j'ai eu la chance et le bonheur de passer avec vous, je m'interroge sur les
sentiments que vous portent les Français. Vous avez été abreuvée d'insultes par
une minorité, et une large majorité voue une sorte de culte à l'icône que vous
êtes devenue.
La première réponse à la question posée par une
popularité si constante et si exceptionnelle est liée à votre attitude face au
malheur. Vous avez dominé ce malheur avec une fermeté d'âme exemplaire. Ce que
vous êtes d'abord, c'est courageuse - et les Français aiment le courage.
Vous avez des convictions, mais elles ne sont jamais
partisanes. Vous les défendez avec force. Mais vous êtes loyale envers vos
adversaires comme vous êtes loyale envers vos amis. Vous êtes un modèle
d'indépendance. Plus d'une fois, vous trouvez le courage de vous opposer à ceux
qui vous sont proches et de prendre, parce que vous pensez qu'ils n'ont pas
toujours tort, le parti de ceux qui sont plus éloignés de vous. C'est aussi
pour cette raison que les Français vous aiment.
Avec une rigueur à toute épreuve, vous êtes, en
vérité, une éternelle rebelle. Vous êtes féministe, vous défendez la cause des
femmes avec une fermeté implacable, mais vous n'adhérez pas aux thèses de
celles qui, à l'image de Simone de Beauvoir, nient les différences entre les
sexes. Vous êtes du côté des plus faibles, mais vous refusez toute
victimisation. Quand on vous propose la Légion d'honneur au titre d'ancienne
déportée, vous déclarez avec calme et avec beaucoup d'audace qu'il ne suffit
pas d'avoir été malheureuse dans un camp pour mériter d'être décorée.
La clé de votre popularité, il faut peut-être la
chercher, en fin de compte, dans votre capacité à emporter l'adhésion des
Français. Cette adhésion ne repose pas pour vous sur je ne sais quel consensus
médiocre et boiteux entre les innombrables opinions qui ne cessent de diviser
notre vieux pays. Elle repose sur des principes que vous affirmez, envers et
contre tous, sans jamais hausser le ton, et qui finissent par convaincre.
Disons-le sans affectation : au coeur de la vie politique, vous offrez une
image républicaine et morale.
Il y a en vous comme un secret : vous êtes la
tradition même et la modernité incarnée. Je vous regarde, Madame : vous me
faites penser à ces grandes dames d'autrefois dont la dignité et l'allure
imposaient le respect. Et puis, je considère votre parcours et je vous vois
comme une de ces figures de proue en avance sur l'histoire.
Oui, il y a de l'énigme en vous : une énigme claire et
lumineuse jusqu'à la transparence. Elle inspire à ceux qui ont confiance en
vous des sentiments qui les étonnent eux-mêmes. Vous le savez bien : ici, sous
cette Coupole, nous avons un faible pour les coups d'encensoir dont se méfiait
Pierre Messmer. L'admiration est très répandue parmi ceux qui se traitent
eux-mêmes d'immortels. Nous nous détestons parfois, mais nous nous admirons
presque toujours. Nous passons notre temps à nous asperger d'éloges plus ou
moins mérités : nous sommes une société d'admiration mutuelle, que Voltaire
déjà dénonçait en son temps. Cette admiration, vous la suscitez, bien sûr,
vous-même. Mais, dans votre cas, quelque chose d'autre s'y mêle : du respect,
de l'affection, une sorte de fascination. Beaucoup, en France et au-delà,
voudraient vous avoir, selon leur âge, pour confidente, pour amie, pour mère,
peut-être pour femme de leur vie. Ces rêves d'enfant, les membres de notre
Compagnie les partagent à leur tour. Aussi ont-ils choisi de vous prendre à
jamais comme consoeur. Je baisse la voix, on pourrait nous entendre : comme
l'immense majorité des Français, nous vous aimons, Madame.
Soyez la bienvenue au fauteuil de Racine qui parlait
si bien de l'amour."
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